Invention de Bach

Dimanche 1er août 2492

Une journée bucolique.
Nous sommes tranquillement à la maison par un temps de canicule.
La tenture avant est baissée.
Plume (O.) est dans une chaise longue, à l'ombre de midi, en train de lire Lagarde et Michard.



Quant à moi, je suis au piano. J'ai placé au dessus du clavier, sur le pupitre, l'ordinateur portable, connecté en réseau sans fil à la noosphère. Ce portable est, par ailleurs doté d'une petite caméra et d'un micro d'assez bonne qualité (la caméra est, quant à elle, médiocre). Ce petit dispositif me permet de m'enregistrer au piano en video et avec une qualité son/image correcte pour l'usage que j'en ai : évaluer les progrès parcourus, visualiser et corriger les erreurs et, surtout, m'habituer à une présence que je qualifie d'hostile. La caméra et le micro sont des outils à apprivoiser et je n'en suis pas encore là.

L'ordinateur ainsi disposé me permet aussi de coucher mes idées sur des électrons (c'est l'équivalent électronique de coucher ses idées sur du papier) ce qui m'arrive de temps en temps. J'interromps alors le piano pour passer au deuxième clavier, au dessus. Ce n'est plus la disposition des doubles claviers des clavecins du XVIème. Nous sommes quand même en 2492, et le deuxième clavier est celui d'un ordinateur. La disposition est parfaite. J'ai les avant-bras qui reposent sur le dos du piano et mes doigts n'ont qu'à trouver la bonne touche le plus rapidement possible.

Cet apprentissage a débuté en 1980 lors de l'acquisition de mon premier ordinateur. Après plusieurs décennies de clavier, je commence à avoir un peu d'expérience que j'ai utilisée pour apprendre plus rapidement le piano. Je n'avais pas à apprendre à mon cerveau comment fonctionnaient les 10 doigts séparément.

Il devient alors plus rapidement possible (compter 5-6 ans quand même) de comprendre les morceaux. Les interpréter et non en faire une récitation.

J'apprends le piano avec les inventions à 2 et 3 voix de Bach. Il a écrit une préface à ces morceaux qui m'a convaincu. Je fais toujours confiance aux experts et Bach a enseigné le clavier à une famille nombreuse et talentueuse.

C'est une préface qui dit à quoi servent les morceaux et dans quelle intention ils ont été composés. Leur interprétation exige une régularité et une expressivité des 10 doigts.

Il n'est pas possible de jouer Bach sans indépendance des doigts. Plus on avance dans l'apprentissage et plus les morceaux requièrent cette indépendance. Seule la répétition de certains passages difficiles (tant techniquement que par l'émotion qui en est induite) permet de surmonter les problèmes d'interprétation. Il faut être concentré intérieurement et pouvoir se laisser aller quand la première note fuse.

Je joue mieux (tout est relatif) quand je m'écoute jouer et que je laisse la musique me guider dans l'interprétation. Je deviens alors quasiment spectateur, privilégié puisque je vois les mains du pianiste de près, et laisse les voix des inventions chanter séparément. Parfois, je me surprends à en écouter une plus particulièrement puis, au hasard de mon état d'esprit du moment, je focalise mon attention sur l'autre.

Ces inventions sont techniquement complètes et musicalement prometteuses. Elles annoncent le clavier bien tempéré et apprennent à dompter et maîtriser les difficultés techniques – le trille et les différents ornements notamment ainsi que la régularité et l'indépendance des chants. Elles sont, par ailleurs, suffisamment complexes pour rester intéressantes quelle que soit la maîtrise du piano.

Commencer une séance de piano en s'échauffant les doigts sur les inventions à 2 et 3 voix est un bon exercice.

Voici donc la préface de Bach, Il y exprime clairement son invention: une méthode universelle pour apprendre à jouer du clavier.

Ce ne sont pas les 30 merveilleux petits chefs d’œuvre qui la composent qui sont l'invention. C'est la méthode.

« Véritable méthode qui montrera d'une façon claire à tous ceux qui aiment le clavier et, plus particulièrement à ceux qui sont avides de s'instruire, comment bien jouer à deux voix mais également, après avoir progressé, comment convenablement exécuter trois parties obligées; cette méthode montrera en même temps comment correctement développer un thème musical, et surtout comment acquérir un style chanté (cantabile) et un sérieux avant-goût de la composition. » Il aurait dû ajouter « et du contrepoint » mais il était évident pour lui que le contrepoint serait éternel puisqu’élémentaire de l'équilibre naturel.

Il faut donc « juste » disposer du temps pour appliquer cette méthode. C'est ce à quoi je m'emploie avec assiduité.

J'ai découvert que ces inventions sont organisées de façon à apprendre à chacun des doigts à jouer.

D'abord 2 voix. Une pour chaque main. Pour celles à 3 voix, c'est le doigt en question qui chante les passages délicats de la voix médiane. Cette voix passe régulièrement de gauche à droite et réciproquement. Tel un jongleur qui apprend à lancer 2 balles d'abord puis 3.
La plupart des configurations du doigt étudié sont explorées.

Attention, les numéros actuels ne sont pas ceux voulus par Bach.

1,2,3,4,5 répété 6 fois (15 inventions à 2 voix suivies de 15 à 3 voix. Vous ne pouvez pas faire cet apprentissage sans finir par utiliser vos 10 doigts correctement).

Bach prétend que c'est la méthode la plus rapide.

Je ne suis pas à même de juger ce dernier point.

J’ai juste compris comment on jouait du piano : il suffit d’écouter la musique, l’ensemble des petits airs qui s’articulent en un morceau, de les suivre un à un, tout le long de leur articulation. Ce sont les phalanges des doigts qui permettent cette articulation. Il faut que le pianiste ait acquis suffisamment de maîtrise de ses doigts pour imaginer le fonctionnement indépendant des phalanges des dix doigts. Il faut pouvoir décider précisément quel doigt enfonce la touche du clavier, avec quelle force et pendant combien de temps ?

Il est aussi possible de mémoriser la suite des mouvements des deux mains : celles-ci, en jouant, forment un réseau de suites de notes, de couleur et de tonalité voisines, sauf volonté contrairement exprimée du compositeur qui s’exprime par une rupture, qu’il faut savoir interpréter, dans le son et l’harmonie produits. Ce réseau forme un mouvement général et s’inscrit dans une logique qu’il faut être en mesure de recalculer au moment de l’interprétation.

Un morceau de musique, c’est une ou plusieurs voix qui s’entrelacent pour former un tout cohérent. Chacune de ses voix peut avoir sa logique. L’ensemble peut en former une, lui aussi.

Il s’agit donc de pouvoir repérer ces éléments, des les analyser séparément, d’être capable de les restituer un à un, puis de les recombiner pour les conduire à former un tout. Ce tout s’inspire donc forcément des émotions de l’interprète afin que l’ensemble dégage le tout.

Il faut surtout entendre la musique et mettre en résonance le son entendu et le geste produit. Se rappeler constamment que le geste précède de très peu le son. On peut s’exercer à entendre la musique de plus en plus rapidement.

Il suffit de jouer la musique que tu entends. Il faut juste l’entendre de façon tout à fait synchrone avec le jeu produit. C'est cela interpréter un morceau.



Le petit chat est mort

Samedi 30 octobre 2492
S@tie, mon petit chat d'un an, est mort écrasé,
il y a juste trois mois.

C'est la faute de Schrödinger.

Vous savez c'est l'expérience qu'a inventée ce chercheur quantique allemand en 1935 : on enferme un chat dans une cellule opaque avec tous les moyens de se nourrir et d'évacuer les déchets.

Dans cette cellule, se trouve logée une capsule de cyanure (tout autre poison mortel peut être librement utilisé) dont le déclenchement est commandé par un boîtier placé au dessus de la boîte à chat. Ce boîtier est programmé pour s'activer lorsqu'il détecte la fission d'une particule radio-active donnée. La période est indifférente pour l'expérimentation (mais suffisamment grande pour sembler aléatoire à tous les observateurs).

chat= λ.mort + μ.vivant;
où 0 ≤ λ ≤ 1; 0 ≤ μ ≤ 1 et λ+ μ =1

Quand on ferme la boîte, le chat est vivant.

λ= 0 et μ=1

Il fait l'hypothèse que l'expérimentateur n'a plus le droit d'ouvrir la boîte une fois le chat enfermé.

La question que pose Schrödinger est :

A quel moment peut-on affirmer que le chat est mort ?”

Plaisir du travail

Lundi 4 octobre 2492

Je reviens au piano.
Encore un pas de franchi.
Je chante pendant le jeu.
Et le chant a plusieurs voies.
J'arrive à faire chanter chacune des voix des inventions de Bach séparément.
Je parviens aussi, parfois, à obtenir que l'ensemble forme un chant qui est plus que la juxtaposition de ses éléments.

Et j'entonne parfois ce chant de ma voix de fausset. Je m'exerce ainsi à introduire des voix supplémentaires.

C'est encore assez compliqué pour moi.

J'ai par ailleurs découvert que dans la plupart des inventions, ce sont les mêmes doigtés qui sont à utiliser lors des modulations (le chant qui varie de tonalité). Il ne faut pas hésiter à transposer le doigté des touches blanches aux noires et réciproquement.

Bach a écrit ces morceaux pour apprendre à son fils de 8 ans à jouer du clavier.

Il lui apprend les gestes élémentaires et la manière de les combiner ou de les jouer successivement.

L'apprentissage du piano commence à être constructif quand les automatismes de base sont acquis. Il devient alors possible d'exécuter un morceau, même complexe, tout en ayant suffisamment de capacité de calcul encore mobilisable pour modifier l'interprétation en fonction de différents paramètres : émotion du moment, contexte, auditoire, etc.

L'air est connu par cœur (le cerveau), les doigts le connaissent aussi par cœur (tous les automatismes sont acquis), il devient alors possible de se concentrer sur le son qui est en train d'être produit.

Cette tâche importante est extrêmement consommatrice en puissance de calcul. Elle nécessite d'interpréter finement et dynamiquement le contexte. Elle doit aussi exprimer des émotions en contrôlant le flux produit de façon à éviter l'emballement (l'émotion produite est issue de/celle ressentie par l'interprète et alimente par définition cette émotion). Il devient alors complexe de maîtriser et d'équilibrer la boucle d'apprentissage qui, à signaler au passage, est en train d'être calculée en temps réel : après tout le pianiste en situation produit le morceau qu'il entend, lui, par les doigts, les oreilles et la tête (plus les pieds pour les pédales mais j'ai décidé – pour l'instant – de jouer Bach à l'ancienne, sans pédale. Ca impose d’être beaucoup plus précis dans le jeu et dans le toucher du clavier mais ça me vaut des discussions épiques avec ma professeur).

Je n'apprécie pas particulièrement ce son ample d'un piano conduit à grands coups de pédale. La subtilité des harmonies ne doit pas forcément s'accompagner d'un volume ou d'une amplitude sonores. La musique que je souhaite pratiquer, nécessite un apprentissage précis et méthodique. Bach disait « travaillez autant que moi et vous aurez les mêmes résultats ». Il n' y a rien à ajouter.

Au travail !

Lundi 11 octobre 2492

Je commence aussi à distinguer des patterns dans la musique que je joue. Toujours les mêmes morceaux, les inventions de Bach et quelques variations sur ce thème (j'apprends le concerto italien qui n'est pas une mince affaire).

J'ai fini par distinguer un certain nombre de mouvements que la main doit avoir appris par cœur avant que le morceau puisse être correctement exécuté.

Ce sont des suites logiques de doigtés 1,2,3,4,5 qui font que la main se déplace harmonieusement et quasi-continûment sur le clavier lors de l'exécution. Il faut reconnaître rapidement le mouvement et savoir retenir les enchaînements.

L'apprentissage se fait donc à un niveau d'abstraction supérieur : je ne lis plus la partition note à note mais je cherche (et trouve parfois) des suites de notes dont l'exécution forme un geste précis de la main. Geste qui sera combiné puis modulé à d'autres gestes qu'il s'agit de déterminer tout au long du morceau.

Je suppose qu'un ordinateur qui calcule est un matheux intuitif. J'entends par là que je ressens intuitivement si un algorithme est vrai ou pas dans un système donné. Un tel algorithme, ou théorème, fait souvent vibrer une corde particulière en moi. C'est ainsi que j'apprends la musique : je retiens les intervalles de temps et d'espace ainsi que leur combinaison et la progression de ces combinaisons. Ces calculs intuitifs sont donc couplés à la découverte et le perfectionnement des gestes que ces opérations produisent dans l'espace-temps. L'objet du calcul est de découvrir un doigté qui optimise (minimise) le déplacement de la main.

J'ai abandonné les échecs parce que je n'arrivais pas à franchir un seuil que j'avais laborieusement atteint, en dépit de ma pratique croissante. Je n'arrivais pas à découvrir des mouvements, mêlant les pièces du jeu et les cases alternativement blanches et noires.

J'ai fait plus de progrès en 6-7 ans, adulte, au piano, qu'après une dizaine d'années où enfant je pratiquais assidûment les échecs.

J'aurais pourtant pensé que je serais meilleur aux échecs qu'au piano. Comme quoi on ne se connaît pas soi-même.



Ma première fugue

Samedi 13 novembre 2492

J'ai fait ma première fugue aujourd'hui.

A 41 ans révolus. Vous vous imaginez ?
Il est vrai que je n'ai jamais été précoce.

J'ai choisi pour cela de m'évader dans la dixième fugue du premier livre du clavier bien tempéré.

Une fugue est un objet musical complexe dont la simple description donne le vertige.

Celle-ci est particulière en ce qu'elle forme un ruban de Möbius musical (vous savez le ruban infini dont les deux faces se parcourent en continuité) composé de deux parties de 19 mesures.

La deuxième partie est l'exacte image miroir de la première. La main droite joue ce que la main gauche jouait et réciproquement.

Par ailleurs, Bach, dans sa seule fugue à deux voix, a voulu concentrer toutes les difficultés du genre.

Même à deux voies, une fugue peut être extraordinairement complexe. Je vais tenter de l'exposer en quelques lignes. Dans cette fugue donc, Bach introduit, dès la troisième mesure, un contresujet. Le Sujet est exposé à droite puis le contresujet démarre, toujours à droite. La réponse au sujet a, bien entendu, déjà repris de la gauche, décalée d'une quinte.

Un premier développement joue une cadence composée du mélange d'arpèges tirés du sujet et du contresujet qui amène le tout dans une nouvelle tonalité. Le deuxième développement conclut la première partie des 19 mesures.

Celles-ci sont enchaînées par les mêmes 19 mesures en miroir.

La fugue globale se compose donc de deux miroirs principaux qui se décomposent eux aussi en miroirs : un miroir vertical qui échange sujet et contresujet et l'autre, horizontal, qui échange les voix de gauche et de droite. L'ensemble se conclut par quatre mesures, qui reprennent le sujet à la main gauche puis, intercalé, le contresujet à la main droite qui se termine par la dernière évocation du sujet.

Sans ces quatre mesures, il serait possible de continuer à l'infini : fugue, contrefugue, fugue, etc.

Le raffinement est poussé dans les détails. Le premier développement démarre à la main droite, le troisième à la main gauche. C'est un échauffement pour la suite. En effet, le deuxième et le quatrième développements sont composés de cinq mesures. Une mesure joue une voix de chaque main, la voix change de main à chaque mesure.

Un vrai tour de cirque ce morceau où l'on jongle avec des voix au lieu de quilles.

Il faut quatre mesures pour recréer le double miroir.

La cinquième mesure est jouée à l'unisson et fait office de point de fuite. La première fois (2) l'unisson est à deux octaves d'intervalle, pour signifier qu'une suite est possible, la contrefugue qui suit puis, la seconde fois (4), à une seule octave d'intervalle, pour signifier la conclusion.

Il est sans doute utile de préciser que les développements 1 et 3 d'une part, et 2 et 4 d'autre part, se regardent dans des miroirs horizontaux séparés de 19 mesures.

L'ensemble constitue une cathédrale de miroirs et d'échos qui s'appuie sur ces 19 mesures.

L'auditeur peut, selon son humeur se laisser emporter dans le labyrinthe ou, si l'envie le prend, d'y plonger.

Le pianiste, quand à lui, est bien obligé de rentrer finement dans les méandres de la pensée du compositeur.

Me voilà bien servi. Il est de moins agréables compagnies que celle de Jean-Sébastien.

Imaginez, le kaléidoscope qui finit par colorer l'esprit du pianiste en attendant que les morceaux s'emboîtent avec l'harmonie souhaitée!

La complexité d'une fugue augmente, bien entendu, d'une puissance de 2 (un nouvel axe pour un miroir supplémentaire), à chaque nouvelle voix introduite. Bach a composé des fugues – des RICERCAR – à 6 voix dans son Offrande Musicale.

Je viens d'en décrire une à 2 voies.

Vous trouvez l'explication confuse ?

Je crains de ne pas avoir le talent nécessaire pour ma première fugue ! J'ai, en effet, omis d'exposer la recherche d’une résolution des doigtés dont la beauté ne peut intéresser qu’un exécutant.

Cette fugue sera longue et agréable. Et je ne dispose que de la couleur pour exposer les voix.

Quand je pense aux centaines d'autres qui m'attendent !



La guerre des Lacets

C'est au piano, à l'ombre d'un génie comme Bach, que la plupart de mes idées voient le jour. Oh, n'y voyez aucune fanfaronnade de ma part. Je n'ai aucune prétention dans aucune des passions qui m'habitent.

Seule la curiosité me pousse.
Et la curiosité a tué le chat

L'informaticien que je suis ne supporte pas les tâches répétitives et mets donc un point d'honneur à les automatiser... si je sais que cela est possible.

Je déteste bricoler, programmer, etc. mais j'ai rapidement compris, à l'avènement des ordinateurs personnels, que j'avais intérêt à concevoir et à mettre en place moi-même les architectures et les outils que je juge indispensables pour mon confort personnel. J'enrage cependant d'être celui qui doive le faire et perds ainsi un temps précieux plutôt que de faire autres choses de plus instructives ou de plus amusantes.

J'attends donc avec impatience l'invention d'une machine de poche qui sache enfin retranscrire la voix humaine en texte et, si possible, sans faute. Le summum que les nouvelles technologies pussent apporter à l'écriture.

Une idée vous traverse l'esprit ?

Une seconde.

J'appuie sur le bouton rouge.

Allez-y !

C'est pour me parler à moi-même que j'ai décidé d'apprendre plusieurs langues et, si possible, de les maîtriser.

Si vous saviez le nombre de récits fantastiques que j'ai imaginés et que je me suis contés !

Les quelques – et discutables – talents d'écriture que je cultive ne sont pas là pour épater une quelconque galerie. Ils sont juste le fruit d'un esprit qui se croit éclairé et que la langue intéresse pour la beauté intrinsèque qu'elle véhicule. J'ai donc appris plusieurs langues : arabe, français et anglais (je ne compte pas ici la myriade de langages de programmation, appris en 20 ans). Je pense en français et en anglais (plus rarement en arabe que je réserve aux moments de colère et pour les insultes, si jubilatoires dans cette langue).

Mon IHM a raté son train et j'enrage de me retrouver à écrire, muni d'un papier et d'un crayon, dans la gare éventée.

Il faut cependant que j'explique le contexte au lecteur.

C'est, en effet, après la guerre des boutons, la guerre des lacets. Mais celle-ci est une guerre personnelle. Oui, je sais, les guerres personnelles sont interdites depuis Richelieu. Qu'importe, je mène la guerre à mes lacets. Au moins une guerre qui ne fera pas de mort. Quoique, un accident est si vite arrivé !

Je porte en effet à mes pieds une paire de tennis dont les lacets s'ingénient, depuis plus d'un an que nous nous fréquentons assidûment, à se défaire inopinément et à tout moment de la journée (je sais, c'est la même chose mais ça m'énerve à ce point) : chez moi, en rue, dans les magasins, dans les couloirs du métro. Partout, vous dis-je. Et je passe une part non négligeable de mon temps à les refaire... ou à les surveiller (le joueur d'échecs que j'ai été sait que la menace est plus forte que l'exécution et ces lacets menacent en permanence de se défaire).

Je suis normalement doué pour faire des nœuds. Rien de compliqué mais quand je fais un double nœud et que je serre j'ai, généralement, en fin de journée du mal à le défaire.

Cela fait 40 ans que ça dure.

Et là, patatras, sans la moindre déclaration préalable, une paire en révolte permanente. Dans le cas précis qui nous intéresse, la matière synthétique des lacets est telle qu'ils se défont tout seuls. D'où ma guerre personnelle, que je mènerai avec conviction et persévérance jusqu'à la victoire finale.

Je déploie ainsi, en une journée, un nombre de stratégies étonnantes destinées à optimiser le moment où, de guerre lasse, je vais me résoudre à me baisser, refaire tantôt le lacet gauche, tantôt le droit, pour la nième fois de la journée.

J'ai ainsi souvent, la mine défaite, arpenté de longs couloirs, lacet au vent et manquant me rompre le cou. A chaque pas, le lacet fouette l'air dans le sens contraire au mouvement et tente, par une manœuvre sournoise de se glisser sous la semelle opposée ou, comble de la perfidie, sous la semelle même de la chaussure qu'il enlace afin d'augmenter les chances de chute.

Mais pas question de capituler en rase campagne et de s'arrêter dans un couloir pour refaire un lacet.

La tactique consiste donc à faire attention où je mets le pied et, arrivé au quai, espérer (pour une fois) que le train n'y soit pas. Profiter du temps d'attente pour re-faire promptement le lacet. Naturellement.

En faisant comme si de rien n'était.

Comme si c'était la première fois de la journée.

Je livre ainsi régulièrement bataille le temps du trajet qui mène de la maison à la gare. Quelques centaines de mètres me séparent de la gare. Aucune excuse donc qui justifie de s'arrêter en chemin pour refaire son lacet ... à moins que quelque chose de joli ne soit en vue. Ajoutez à cela que ces quelques mètres longent la voie du RER lequel, si vous l'entendez arriver, signale alors d’un grondement sourd qu'il est trop tard pour espérer le prendre. Toute seconde inutilement perdue vous fait donc prendre le risque de rater le train et de devoir payer de dix minutes d'attente (quinze pendant les heures creuses et les jour fériés) les quelques secondes de satisfaction que procure indéniablement le geste énergique qui serre ce maudit lacet.

Il m'est arrivé, régulièrement, d'assister à la défaite simultanée des deux lacets qui signe alors un Waterloo personnel.

Il est des combats qui méritent d'être menés.



Il faut bien imaginer Sisyphe heureux.



Rendez-vous…

Dimanche 14 novembre

J'apprends à mon IHM à jouer du Bach.
C'est, dans le lien qui nous unit, une des contrefugues à l'exercice d'écriture que je lui suggère. Il a à sa disposition des cours dans la noosphère. Son niveau de compréhension est satisfaisant. Il suffit d'apprendre et de comprendre puis d'adapter à sa compréhension.

Je suis parvenu à déchiffrer une partition de Bach. Après avoir commencé à étudier la partition de la fugue ce jeudi, j'y ai passé la journée et j'ai réussi, ce dimanche, soit quatre jours après, à jouer la fugue d'un seul tenant.

Oh, un vrai massacre. Bach ne m'en veut pas et il est patient. J'ai, cependant, réussi à la jouer en entier et quasiment du premier coup.

Je lui ai tourné autour pendant trois jours, l'ai analysée, écrit un court texte pour expliquer ce que j'en avais compris, ai découvert les doigtés et travaillé les mains séparément pour comprendre les différents éléments des chants.

Aujourd'hui, j'ai réussi à aller au bout. J'ai fait plein de fausses notes, je n'ai pas tenu le rythme. J'ai raté des entrées du sujet, le contresujet est inaudible, etc. Mais je suis allé au bout et ce, dès cette première exécution. Je me suis vu en train de rechercher l'entrée de chaque phrase, les miroirs, les inversions. C'est le niveau où l'apprentissage est réellement efficace.

Un ordinateur pourrait aisément comprendre la structure des compositions de Bach. Le Contrepoint est un ensemble de règles complexes mais une fois que ces règles sont connues et intégrées, un cadre d'exécution et de compréhension est posé qui permet au génie du compositeur de s'exprimer devant l’interprète respectueux. La beauté du morceau, c'est le respect des règles, l'art d'en jouer, de les détourner, de les utiliser à des endroits incongrus, etc. Et l'auditeur ou l'interprète doit disposer de ces clefs afin d'être en capacité de comprendre où se cachent la beauté et le génie. En ces périodes où la pensée toute faite est proposée en packs de douze, une pensée de pensée en quelque sorte, peu d'IHM acceptent de consacrer un temps important pour acquérir une expertise, tant la notion d'expertise a été décriée. Ces expertises sont donc, naturellement en voie de régression. Quel est le pourcentage de l'humanité qui est susceptible de comprendre Bach ?

C'est pareil dans tous les domaines qui nécessitent des apprentissages longs et qui ne sont pas jugés économiquement rentables.

Comprendre Bach est redevenu économiquement rentable, à court terme.

Pas quand des questions existentielles sont en jeu. C'est dans un luxe qu'elles peuvent s'exprimer, mais quelles perspectives magnifiques il ouvre ! Je préfère largement celles-là.

Je me sens la vedette de mon propre théâtre. Il est dans ma tête. Il me reste juste à avancer.



de l'autre côté du miroir

Dimanche 21 novembre 2492

Cela fait maintenant 10 jours que j’alterne les inventions et cette dixième fugue de Bach.

...et je n'ai toujours pas réussi à franchir le miroir.

Il y a un miroir placé au beau milieu de cette fugue. Je suis encore coincé de l'autre côté.

J'ai dû, pour arriver jusqu'ici, franchir d'autres miroirs, moins grands cependant. La fugue dont je parle est relativement simple et se compose d'une première fugue complétée par son miroir.

Ce qui est à gauche passe à droite et vice-versa.

Mais dans chacune des parties, il y a déjà 2 miroirs qui sont placés que je réussis à franchir à peu près.

Ca ne passe pas à tous les coups mais je distingue l'entrée des sujets et des contresujets et arrive à peu près à les chanter.

J'ai parfois encore du mal avec le doigté que je me suis imposé. Je teste l'idée que Bach a voulu les mêmes doigtés pour l'ensemble de la fugue. J'ai trouvé une solution qui fonctionne. Cela donne parfois des positions inhabituelles pour la main mais j'ai constaté que cela allait de pair avec la musique : c'est, à chaque fois, l'endroit où Bach module le son pour changer de tonalité. Alors, tel le chien de Pavlov, j'interprète cette modulation comme un signal qui me dit de changer le doigté et de passer au suivant. Il suffit ainsi de retenir le doigté de chaque sujet et contresujet, de retenir les modulations et les altérations aux thèmes. J'en suis cependant à flancher au niveau du miroir central. C'est par manque de concentration. Une fugue demande une concentration permanente. Vous devez savoir à tout moment où vous êtes très exactement. Et c'est d'une précision d'horloge. Le moindre écart est immédiatement sanctionné par une dissonance qui rappelle douloureusement l'erreur à l'oreille.

La première partie de cette fugue comporte 19 mesures. Elle est écrite en doubles croches. C'est-à-dire que ça doit être joué rapidement (60 noires, soit 240 doubles-croches à la minute est un but minimal à se fixer).

Les 19 mesures prennent donc, mathématiquement, peu de temps à exécuter : 12 notes par mesure x 19 = 228 notes (à chaque main).

Je n'arrive donc pas à tenir plus d’une minute consécutive et m'aplatis contre ce miroir comme un papillon.

Ces 228 notes nécessitent cependant une concentration et une précision qui sont encore à la limite de mon apprentissage du clavier. Je vois le miroir central arriver et, là, au moment de le traverser, pris de vertige, je perds pied.

Le temps s'arrête.

Adossé au miroir, vous voyez ce que vous venez de jouer, à l'envers. Il faut donc réussir à surmonter ce vertige pour aller au delà.

Tiens, un lapin blanc, drôlement vêtu ! Il porte (une redingote et) une montre à gousset à son oreille !?

Où va-t-il comme ça en marmonnant ?

Que dit-il encore ?

Ah oui ! C'est une fugue.

Oublié que nous étions dimanche.

Il faut continuer à travailler ces inventions .

Vite, vite. Je vais être en retard !

On se retrouve de l'autre côté du miroir.

Mercredi 8 mai 2402

Retour sur la musique.

J’ai donc concentré mon attention sur la plus complexe des fugues de Bach : le Ricercar à 6 voix.

J’ai passé toute mon enfance à « écouter » de la musique. Je viens de l’ « entendre » !

Je viens d’entendre Bach pendant qu’il composait cette fugue. Je l’ai aussi entendu le jouer pour les premières fois, amusé ! Pensant à ce qu’il pensait au moment où il l’avait commencé !

La musique, parle, par définition aussi, de la mort. Elle parle de celle des autres d’abord. Ceux qu’on a connus et ceux qu’on a connus parce que quelqu’un qu’on connaît les a connus. Et qu’il nous « transmet » ce qu’il « connaît » d’eux. Mais ça passe. La musique c’est aussi tous les gens que connaissait Bach à l’instant où il a composé ou joué cette musique.

C’est Bach. A un instant T, ça l’a représenté tout entier. C’est la projection de Bach sur un axe dont j’appréhende par mon biais, l’intitulé.

C’est moi qui suis l’axe de projection de Bach à cet instant.

C’est moi parce que, l’instant infinitésimal où je me suis confondu avec Bach, ce moment je ne le revivrai plus. Ce moment je sais, maintenant que je ne le vivrai plus.

Je sais que je suis moi. Et que Bach est désormais un autre.

Mais, pendant une fraction de seconde, j’ai tellement bien réussi à penser comme lui, que j'ai pensé être lui, que j’étais Bach. Et ce moment je ne l’oublierai jamais. C’est le moment incroyable, où dans l’univers, Ricercar et Bach se sont rencontrés. Ils ne pouvaient pas se rencontrer dans le temps, ni dans l’espace. Ils se sont rencontrés dans la musique. C’était la façon de Bach de parler aux autres ! Il leur disait bonjour comme tout le monde. Il « parlait » mais sa façon de parler, c’était la musique. C’est la musique. Il parle encore. Le temps n’a pas de prise sur ce qu’il a à dire.

C’est par la musique qu’il « communiquait » avec les autres, c’est par la musique qu’il disait qui il était vraiment, ce qu’il pensait. Qu’il était. Qu’il avait peur de mourir.

Et ça, Bach me l’a dit. On s’est rencontrés dans l’univers. J’ai été Bach.

Je me suis incarné en Bach, pas réincarné.

Pendant une fraction de seconde.

Éternelle.

Je viens de vivre toute la vie de Bach par sa musique.

Et comme lui, je peux vivre aussi maintenant mon autre vie.

Je viens de me séparer de Bach. C’est un moi qui est tout près et qui s’éloigne doucement. Mais je sais aussi qu’il est désormais très loin de moi.

Ce moi/lui, je ne le connais plus.

JE ne le comprends plus. Je ne sais plus qui il est …

et dire que c’est soudain, au détour d’un morceau de piano joué par un garçon de 38 ans qui s’éveille à la lui-même, à ce moment là, que Bach lui a « parlé ».

Bach qui lui a parlé de lui !

Bach qui était là !

Au delà du temps, de l’espace, de la musique.

Il était là.

Il était.

J’ai été Bach.

Et donc pour Bach, son plaisir c’était la musique. C’était son échelle de valeur. C’était sa façon de comprendre le bien et le mal. Tout Bach est structuré par la musique. Il est musique. La musique, cette échelle de valeurs, existe, composée de tous les « compositeurs ». Chacun d’entre eux a été musique. Bach, c’est sa vie, Mozart aussi, Wagner le colérique, Beethoven l’amoureux, tous ces compositeurs, c’est eux qui sont en musique et la musique c’est eux.

Et nous avons grandi en écoutant ces « eux » qui nous « parlaient » parfois. Parfois on entendait rien. Tant pis ! Et parfois, tendant l’oreille, un petit quelque chose nous arrivait de ce que l’auteur avait voulu dire.

« Bonjour, je m’appelle Ricercar, et je veux qu’on m’aime ».

Et tout le monde est un Ricercar.

La musique c’est la structure qu’ont choisi les musiciens pour parler aux autres. Cette structure transcende tout. C’est leur façon d’appréhender l’éternité et leur mort.

Par moments, nous, êtres « pensants », croyons « entendre » ce qu’ils nous ont dit. Nous avons même cru, à un instant, et nous continuerons, à croire les avoir « vus ». Mais ils se parlaient à eux mêmes.

Ils se rassuraient à l’idée de leur mort. C’est leur façon de l’accepter.

Et c’est leur façon d’être un génie.

Le génie c’est quoi ? C’est un talent extraordinaire que les autres reconnaissent à quelqu’un sur un critère donné.

Pour toi et moi lecteur, ce talent s’exprime par la musique, la littérature, les maths, les sciences, etc.

Et puis, pour quelques individus d’entre nous, ce « talent » n’est pas un talent.

C’est lui.

Il est la musique.



Journal de Ricercar, révolution 143234545675434567546754456787898987 1