Bach : La passion et la joie

André Tubeuf (le point 21/07/00 - N°1453 - Page 64)

Musique - Le 28 juillet 1750, Jean-Sébastien Bach meurt à Leipzig. Deux cent cinquante ans après sa disparition, la perfection et l'universalité de son oeuvre vocale et instrumentale n'ont rien perdu de leur puissance. De la direction de l'orchestre du prince d'Anhalt jusqu'au poste de maître de chapelle à Saint-Thomas de Leipzig, Bach consacra sa vie à l'enseignement, à la composition et à sa nombreuse famille.

Mort il y a un quart de millénaire (1750), il incarne, il résume l'Occident. Fut-il le plus grand musicien ? Il n'y a pas de critère, un créateur vit par l'effet qu'il nous fait. Beethoven empoigne, Mozart enchante ; mais Bach transporte. Par lui, avec une force tranquille, un monde meilleur (sans doute le meilleur des mondes de Leibniz) se fait sons, comme Dieu d'abord s'est fait verbe. L'ordre se manifeste dans la beauté, qui est aussi bonheur. Et nous voilà réinsérés, nous sentant dignes (Pascal disait : capables) de Dieu. Bach est le seul qui appelle la référence aux deux philosophes du calcul - Leibniz, Pascal - et la supporte.

Mais que les trompettes du Gloria de la « Messe en si », que deux cents cantates conservées ne trompent pas : Bach n'est pas un musicien religieux. Il ne nous discourt pas de Dieu, en théologien. Il est théologal, comme les vertus. Le logos, le discours, de Dieu, en ses deux sens d'ordre et de parole, trouve un corps dans sa musique, il s'incarne dans la plus modeste de ses « Inventions », qu'il écrivait pour son fils de 8 ans, confiant que, quand les doigts apprennent à aller correctement, l'esprit suit, et le ciel est au bout.

On a trop vu la règle chez Bach, et la joie pas assez. Car Bach jubile, au large dans cette quadrature du cercle qui n'est qu'à lui : la fantaisie est en même temps rigueur ; l'économie, foisonnement. Il est baroque. Quoi de plus scolaire en apparence que le couple préludes et fugues ? Mais improviser, c'est apprendre à construire. Dansez, Dieu fait le reste : et vous trouverez la voie droite. Il n'y a pas plus jovialement tonique que ce cantor à férule, luthérien strict que la métaphysique (qui lui semble innée), au lieu d'empeser, dilate. C'est au quotidien qu'il est devenu, inflexiblement, joyeusement, lui-même, lui qu'on suppose prendre son souffle, son inspiration, ailleurs.

La Thuringe est le pays de ses ancêtres, il ne s'écartera pas de ce centre d'Allemagne riche de forêts et de mémoire. Ici, vivre, c'est demeurer, le passé nourrit le présent. En 1830, passant par Eisenach à pied, Gérard de Nerval verra toujours, la surplombant, l'auguste Wartburg. Au Moyen Age, la musique y était reine, les Minnesänger y faisaient tournoi, Wagner les mettra en scène dans « Tannhäuser ». Luther s'y est retiré tout un temps. C'est sa spiritualité à hauteur d'homme, regardante mais joviale, qui règle toujours le quotidien. A l'écart des carrefours, le pays tire fécondité de son retirement même : Haendel aussi naît à quelques semaines et quelques lieues de Bach, génie autrement remuant, à vocation cosmopolite.

Bach, lui, n'est pas né pour bouger. Ici dorment deux siècles d'ancêtres qui lui ont fait son nom de musicien, ici vont naître les vingt enfants à qui le nom sera transmis. A part trois ans d'apprentissage (grec et théologie ; et l'orgue, évidemment) à Lüneburg, au nord, de 15 à 18 ans, à peine si quelques excursions - à Lübeck pour entendre Buxtehude, à Potsdam pour épater Frédéric II - vont le détourner. S'envoler, ce serait d'abord rompre : Bach ne fera pas carrière. L'oeuvre la plus substantielle et universelle qui soit s'est élaborée entre les contraintes d'horaire d'un prolétaire (de la musique) au sens plein, chargé d'enfants et qui vit de son travail, à l'intérieur d'un tout petit champ clos géographique : Armstadt, Mühlhausen, Weimar, Köthen, puis Leipzig, vingt-sept ans. Jean-Sébastien Bach est un ambitieux, il se sait le meilleur et entend le prouver. Mais d'abord un laborieux, non par obligation mais par penchant.

Sa position lui importe et là-dessus il sera ombrageux, parfois querelleur. Mais sa situation d'abord, avec tant de bouches à nourrir. Quand elle comporte des avantages en nature, il les fait écrire dans le contrat : tant de bois de chauffage, ici la quantité de riz stipulée, là le poisson. Bach, en art, est un artisan et dans la vie il est regardant, pratique. Il ne laisse traîner ni ses lunettes ni son argent. Il peut démonter et remonter un orgue, c'est ce talent (autant que sa dextérité à en jouer) qui lui vaut à 22 ans son premier poste, Mühlhausen, et qui lui permettra d'épouser sa Maria Barbara. Qu'on ne l'imagine pas la tête dans la nuée, et l'Eternel lui dictant sa cantate. Il trace ses portées sur le papier avec sa plume à cinq becs puis les remplit, toujours au travail : car montrer le clavier aux gosses, jouer du violon au café chez l'ami Zimmermann, faire répéter le Collegium, écrire « Soli Deo Gloria », tout lui est travail et accomplissement. Des grincheux appellent devoir conjugal, ou même besogne, une activité très charnelle, que le Bon Dieu bénit aussi. Et Bach honore ce Bon Dieu-là très largement, à table comme au lit.

On met noir sur blanc aussi les accidentia qui vont avec l'état d'organiste. A chaque mort qu'on enterre, la voix de l'orgue l'accompagne et une prime tombe dans la marmite qui bout en permanence - vingt enfants nés en trente-quatre ans. Mais riche, comment Bach le deviendrait-il ? Il doit son temps et son oeuvre à qui l'emploie, et paie. Les cent écus d'or (dans un gobelet du même métal) dont le comte Keyserling le gratifiera pour les « Variations Goldberg » sont une munificence unique dans une vie serrée. Parce qu'il veut payer à ses enfants les études qu'il n'a pas eues, Bach accepte, à salaire moindre, un poste là où ils pourront s'instruire.

Le seul ressentiment qu'on lui sache, c'est qu'il n'a pas été étudiant, et ne sera pas docteur. Comme tous les garçons de la famille Bach jusqu'à lui, il s'est fait apprenti chez un musicien, à 8 ans, assez heureux que son brin de voix lui gagne de quoi aider un peu son frère aîné Johann Christoph, qui l'a recueilli, orphelin.

Il faudra bien aussi qu'un prodigue se trouve dans la nuée de ses propres fils, et dont il devra payer les frasques : et quel désespoir humilié, à la Job, se lit alors dans ses suppliques, lui qui sait garder force d'âme devant la mort des bien-aimés ! Mais enfin, à force de débattre, son traitement à Köthen est devenu celui d'un maréchal de cour, et sa maison est riche d'autant de claviers qu'il y a d'enfants pour s'asseoir devant et se lancer ensemble dans la cacophonie exubérante d'un quodlibet, leur action de grâces à Dieu qui, bien sûr, les a tous faits, les Bach.

Sans vouloir s'imposer par la mine, il soigne la mise. L'orgue est la gloire de Dieu faite buffet et tuyaux. L'orgue est le clou du culte, on n'est pas organiste sans être un peu en représentation. A Weimar, sa première cour, Bach portera l'épée au côté, mais l'extérieur s'arrête là. A part Buxtehude à Lübeck (une trotte d'un mois, s'il l'a faite à pied comme on raconte), il n'entend guère que ce qu'il joue ou dirige, ou compose. Il y a l'orgue à l'église, les concerts au château ou en collegium, mais une telle vie n'est pas plus privée que publique. Elle est domestique. Bach est à sa table, la plume à la main. Il compose.

Bach : ce qui coule mais ne tarit jamais

Mais d'abord il a copié. C'est un premier apprentissage, secret. Johann Christoph, qui l'élève, fait de lui déjà un petit as du clavier, mais sa boulimie de savoir réclame plus. Un rouleau de musique, trop difficile, trop calée pour ses petits doigts, reste sous clé. Mais chaque nuit Johann Sebastian se relève et le copie, pour que la chandelle ne le dénonce pas, à la lueur de la lune. Tout autographe de Bach, on le voit, n'est pas forcément de sa musique, et l'inverse est vrai ! On analyse en copiant, et ce qu'on assimile, on se l'est approprié. La pratique est courante en ce temps où l'imprimé est rare et la notion de propriété rien du tout. La parodie au sens propre consiste à mettre des paroles neuves sur un air connu. Le culte ne s'en prive pas, qui, pour que la paroisse chante sans faute, plaque les paroles des psaumes sur ce qu'elle sait par coeur, refrains venus parfois du cabaret. Bach se parodie volontiers, il rhabille, un quart de sa « Messe en si » sera de la récupération. Mais s'il peut promouvoir un air né profane à un usage spirituel, le consacrant en quelque sorte, sa piété lui interdit l'inverse et le monnayage de ce qui est né sacré. Transcrits par lui, les violons de Vivaldi deviennent des claviers, la recréation est virtuose. Il a copié Couperin, pour l'avoir tout à lui. Et son ton peu prolixe et précis va passer dans les danses de ses Suites dites françaises. Il lui a écrit, enthousiasmé : mais ces lettres qu'on aimerait lire auraient plus tard servi à couvrir, dit-on, les gelées de coing des demoiselles Couperin.

Paterfamilias et composant, on n'imagine pas Bach au quotidien sans près de lui une femme, maîtresse de maison et mère. La première, Maria Barbara (une Bach aussi), chante joliment, et les bourgeois grommellent parce qu'il l'a accompagnée à l'orgue, à l'église, où son sexe n'a droit qu'aux cantiques.

Pour ses beaux yeux, Johann Sebastian (comme Haendel déjà) a refusé la main de Mamzelle Buxtehude l'aînée, plus très fraîche, mais dont la dot est la succession du papa à Lübeck. Bach sait quel parcours il lui faut et il veut son avenir. Cette Maria Barbara pourra chanter, être payée aussi, à Köthen, où le prince, calviniste, ignore ces interdits. Elle mourra en 1720, lui ayant donné sept enfants, et il l'a pleurée. Après, au bout de l'an, il a repris femme, comme son père avait fait aussi à peine morte la bien-aimée qui le laissait seul avec les enfants (dont Johann Sebastian était le quatrième) : puis il est mort lui aussi. Dès l'enfance, Bach l'a appris, la mort est dans la maison, la mort est dans la vie, et les maisons continuent.

Anna Magdalena, la seconde épouse, est une robuste jeunesse, n'a que sept ans de plus que l'aînée de Johann Sebastian, et chante elle aussi. Pour elle, il remplira le Petit livre qui porte son nom, dédiant à sa voix le beau « Bist du bei mir » (« Auprès de toi ») écrit de sa main (mais sans doute pas de lui) qui dit si bien l'amour à la Bach : contentement et harmonie domestiques, jusqu'à ce que de douces mains fidèles se posent sur les yeux qui ont assez vu. Elle ajoutera treize rameaux à l'arbre généalogique qu'en 1735, à 50 ans, Bach veut dresser (car les individus sont transitoires, mais ils transmettent). Son patronyme, Bach, ruisseau en allemand, l'a placé sous le signe de ce qui certes coule, mais ne tarit jamais.

Sa vie, son oeuvre, c'est tout un.

Champion comme il est à l'orgue (il utilise le pouce, jusqu'alors tabou, et innove au pédalier une virtuosité ébouriffante), il pourrait circuler, faire fortune en s'exhibant - assez de roitelets émiettent l'Allemagne en dizaines de principautés dont la moindre pose au petit Versailles. Mais, lui, il veut planter, patriarcal en ce siècle comme aux temps de la Bible. Luthérien strict mais jovial, Bach aime que dans cette vie l'Eternel se montre dans le quotidien, il ne se l'enjolivera pas sous les leurres du divertissement. Sa vie, son oeuvre, c'est tout un. Aucune des deux ne constitue une revanche sur l'autre, à la manière romantique. S'il y a jamais eu un musicien Sisyphe, et heureux de l'être, qui pose sa plume pour sonner la récréation des élèves, puis le déjeuner des enfants, puis l'angélus des paroissiens, et entre-temps se rassoit et reprend sa page, c'est Bach. Chaque soir il peut se répéter le mot du vieillard Siméon, le « nunc dimittis, Domine » (« Maintenant tu renvoies ton serviteur, Seigneur », Luc II, 25) dont sa Cantate 82 a fait « Ich habe genug », (« J'ai eu assez »). Le matin le trouvera prêt.

Une providence conduit ceux qui ne vont nulle part et ne cherchent pas. L'affaire de Bach n'est pas de rien changer, mais de tout porter à sa perfection, de tout accomplir. Sa providence est que ses accidentia à lui ne le dispersent pas, mais le concentrent. Il a servi un duc luthérien à Weimar, un prince calviniste à Köthen, à Leipzig des bourgeois mauvais payeurs mais dont le Dieu est universel, et l'Electeur catholique. C'est l'ordre exact qui l'oblige à être pleinement Bach. Sa providence, c'est la docilité.

A Weimar, le duc Wilhelm Ernst veut toute sa cour au culte tous les matins, et interroge les valets sur le prêche pour vérifier qu'ils n'y ont pas dormi. Couvre-feu à 8 heures en hiver, à 9 en été. Mais il aime que son maître de musique soit religieux par conviction, non par politique, et il le laisse libre. C'est le juste temps pour qu'un homme de 23 ans, jeune marié, se pose, pouponne. Il copie le livre d'orgue de Grigny. La sainte routine des cantates commence, son caractère s'affirme. Il module trop au gré des bourgeois ? Il les punit en faisant plat, exprès. Le duc chasse son neveu ? Il continuera de le voir, ce qui lui vaut de finir ses années de Weimar aux arrêts, polissant son « Petit livre d'orgue ».

Tout autre sera Köthen, avec un prince calviniste à qui les psaumes sont assez pour le culte. Mais il est fou d'instruments, entretient un orchestre de dix-sept. Bach y acquerra l'aisance qui illumine les six concertos de 1721 dits « brandebourgeois », où le cor de chasse, rustique et malappris, fait une entrée fracassante dans le concert policé et bien-disant des autres : souverain mixage des timbres et contrepoint des dictions, soixante ans avant ceux de Mozart ! Apprend aussi à dominer l'Übung, ou exercice. En six sonates ou suites chacun, violon et violoncelle sauront comment bien « sonner » et aller au bout de leurs possibilités. Plus loin encore va le clavier, un premier « Büchlein » montre aux doigts de Wilhelm Friedemann, le fils préféré, une méthode (les « Inventions ») à leur portée. Partitas et suites suivront, dont l'aboutissement synthétique, fatal, est, en 1723, un premier livre du « Clavier bien tempéré » qu'un second doublera vingt ans après. 1723 est le tournant. Anna Magdalena a mis au monde son premier enfant, Bach quitte Köthen, où le prince a pris princesse, sourde aux muses, hélas. Qu'importe ? Les classes sont faites. Leipzig va accomplir la maîtrise.

Cantor à Saint-Thomas, le nom colle à Bach comme à Bossuet l'Aigle de Meaux. A sa charge le culte d'abord, avec une cantate à fournir... chaque semaine, les choristes à former et les répétitions. Mais il est director musices aussi, avec la responsabilité de tout ce qui touche aux études. Dans quel état il trouve les élèves ! Son rapport le dit : « Dix-sept sujets capables, 20 pas encore, 27 désespérés... » Il loge à l'école, la table où il compose séparée par une mince cloison du dortoir où les élèves chahutent. Ici, à Leipzig, les bourgeois le commandent et le censurent. Ni le prestige ni le traitement ne valent ceux de Köthen, mais c'est le travail qu'il faut, au moment qu'il faut. Merci, Providence. En vérité il était prêt...

Le cinquième évangéliste

La « Passion selon saint Jean » est jouée en 1724, la « Saint Matthieu » en 1727. L'oeuvre pousse, têtue, elle ignore les corvées, les vexations. Dans ce cantor, en effet, le snobisme des bourgeois instruits veut ne voir que l'autodidacte, le sans-grade, le fonctionnaire et fournisseur. Il doit assurer le latin des petits et la surveillance une semaine sur cinq, mais on lui refuse les choristes de l'université, les seuls bons. « Tout cela cesserait si Votre Altesse royale daignait me faire la faveur de m'octroyer un titre qui m'attache à la chapelle de sa cour. » Le ton obséquieux est réglementaire. En 1733, pour la visite à Leipzig de l'Electeur de Saxe qui va être roi de Pologne - et catholique évidemment -, Bach a composé un « Kyrie » et un « Gloria » pas allemands du tout, mais il ne sera nommé qu'en 1736 et il pourra enfin oublier le latin et les surveillances.

Il a donné sa dernière cantate, ses dix dernières années seront vouées aux monuments décantés, quasi abstraits dans leur universalité, qui couronnent son oeuvre, les « Variations Goldberg », prouesse d'écriture instrumentale, l'« Offrande musicale », prouesse de conception formelle, hautainement indifférente aux instruments qui sauront la jouer. Les circonstances de sa création valent le récit, seules spectaculaires dans une biographie sans spectacle.

En 1747, Bach allant à Berlin voir son fils, Frédéric II le manda à Potsdam. Le bruit courait devant sa chaise de poste, « Bach arrive ! Bach arrive ! » Sans lui laisser le temps d'ôter ses bottes, le roi le mène devant le clavier. Peut-être, le thème royal sur lequel Bach est alors prié, sommé d'improviser une fugue à six voix a-t-il été soufflé à Frédéric, bon flûtiste, par le fils chéri Wilhelm Friedemann. Amusé, flatté au fond, il se déroba mais la réplique vint, deux mois plus tard, royale : cette « Offrande », à la dédicace latine, le « Ricercar » acrostiche du latin Regis Jussu Cantio Et Reliqua Canonica Arte Resoluta, c'est-à-dire « Morceau imposé par fait du prince, ce qui suit étant traité selon l'art canonique ».

Bach à 60 ans n'est plus que cela : un prodigieux métier à tisser. Le mécanisme en est économe, le fil fiable et infini. A tout millimétrer, Bach est devenu un univers lui aussi. Pour faire pendant aux « Passions allemandes », il a complété sa « Messe en si ». Est dit catholique, selon l'étymologie, ce qui fonctionne kat'holon, dans l'esprit de la totalité. Qu'on oublie donc ce qui, en individualisant, crée le leurre que sont les différences. Ce n'est pas un hasard si « L'art de la fugue » qui emplit son esprit n'est écrit pour aucun instrument. Ainsi il se prête à qui osera. Pas un hasard non plus si, myope depuis toujours, peu à peu il devient aveugle. Un chirurgien certes l'opère, le même (anglais) qui vient de charcuter Haendel, le manquant aussi. Pour quoi faire des yeux, et même des oreilles ? Tout se passe au centre. « Otez toute chose, que j'y voie », réclamera le M. Teste de Valéry. L'essentiel est à ce prix.

Bach ne va plus servir que le Dieu meilleur, celui à qui calculer suffit. Et se fait alors ce meilleur des mondes où le foisonnement feint d'être un désordre et la souffrance un mal, tant qu'on a de Dieu une idée trop humaine. Comme c'est simple ! « Dum Deus calculat, fit mundus », Dieu calcule et le monde se fait. Bach compute, et la musique se fait. Elle capte l'oreille, la distrait de ce qui distrait, la rumeur. Ainsi elle crée l'attention, qui reconnaît l'harmonie. Tout Bach est dans cette pédagogie sainte, nouvelle bonne nouvelle, qui l'a fait très justement nommer le cinquième Evangéliste. L'univers tient dans sept notes, cause économe qu'il suffit de bien combiner pour des effets infinis. Une « Invention » à deux voix, bonne pour des doigts d'enfant, contient l'univers entier. Joue, et tu sauras !

Bach s'est arrêté au milieu de sa dernière fugue, il veut peut-être dire par là qu'il ne s'en va pas vraiment. Il vient d'y écrire son nom, B-A-C-H, si bémol, la, ut, si bécarre - seul musicien, au fait, dont les lettres du nom soient toutes, en notation allemande, musique. C'est dire : je reste avec vous. Coïncidence, sa première cantate disait : reste avec nous, « Bleib' bei uns », car le soir descend...

Message reçu ! Et qu'on ne nous parle pas d'un tout neuf retour à Bach. Il n'est jamais parti. On ne le jouait pas, c'est tout. Où, pour quelle circonstance, quels fidèles, aurait-on joué la « Messe en si » ? Et « L'art de la fugue », qui n'est même pas destiné à être joué ? Mais, des quarante exemplaires qui furent vendus, Beethoven en possédait deux. Mozart a lu son Bach dans la bibliothèque du baron van Swieten et l'a, juste retour, copié. Schumann, Chopin ont pratiqué le « Clavier bien tempéré » comme un pain quotidien. Et ce n'est pas un hasard si Chopin, à son tour, quadrille le piano moderne tout neuf en « Préludes » (qui en couvrent les tonalités) et « Etudes » (qui en épuisent les ressources). Et Brahms ! Le premier cadeau à la princesse Friederike, son élève, c'est le tome 1 de l'édition Bach qui commence, il la complétera. Il sait son Bach par coeur. A la mort de sa mère il s'est enfermé avec son piano et s'est joué les « Variations Goldberg ».

Jamais Bach n'a cessé d'être mieux qu'un modèle, cette présence, une idée de la musique derrière toute musique venue après, sans jamais le périmer. Lui, un sommet ? Il faut surmonter cette différence aussi. Bach nous parle à tous, et c'est avec lui Pentecôte : car chacun, à la place où il est, l'entend, et l'entend tel qu'il peut le comprendre. Dans sa propre langue. Une seule fois la musique a fait cette unanimité.